[Solidarités] Le topo des Passeurs n°6
Faire montagne ensemble : nouvelles solidarités, le retour du Topo des Passeurs, notre newsletter thématique qui permet d'approfondir des sujets enthousiasmants mais souvent complexes.
Le Topo est de retour ! Après un hiatus où vous avez pu nous suivre dans l’exercice de La Veillée, notre newsletter de veille avec des liens qui sentent bon l’actualité montagne, nous voici de retour avec une newsletter thématique sur un sujet bien difficile, comme on les aime : la solidarité et plus largement le vivre ensemble.
N’oubliez pas, vous pouvez toujours lire ou relire les anciens Topos ici et nous payer un café si vous voulez soutenir notre travail (100% bénévole et indépendant).
Le battement de cœur de l’Océan
En mars 2024, de nombreux leaders représentants des peuples indigènes du Pacifique appelaient à accorder le statut de personnalité juridique aux baleines au travers du Hinemoana Halo Ocean Initiative. Une des seules manières de réellement protéger celles qui, à leurs yeux, font partie de leur famille. Dans l’ontologie (manière d’être au monde) maorie, la force vitale, ou mauri, existe à l’intérieur de chacun et entre tous les êtres et éléments naturels. Ainsi, la force vitale de l’océan est indissociable de celle des êtres qui y vivent et interagissent avec lui, humains et non humains. Chez Les Passeurs, ce type de réflexion nous fait bien vibrer : c’est clairement une clé pour changer notre relation anthropocentrée au reste de la planète. Vous pouvez lire à ce sujet notre entretien avec Nastassja Martin.
“Le chant de nos ancêtres, les baleines, qui ont nagé dans ces mêmes eaux, se fait de plus en plus ténu […] Ce chant est le battement de cœur de l’océan, et sa présence nourrit notre propre mana (essence spirituelle, ndlr) […].”
Hinemoana Halo propose de tisser ensemble les savoirs ancestraux maoris et la science, pour proposer une approche plus holistique de la protection de l’océan, en outillant les communautés qui y vivent (super) et en valorisant les services écosystémiques rendus pour récupérer des fonds via des “blue bonds” (là, on est un peu plus réservés). Vous pouvez découvrir tout le dispositif ici.
“Avec le vieillissement du monde, au fur et à mesure que l’homme négligeait sa part de divinité, il perdit aussi le pouvoir de parler aux baleines, le pouvoir de fusionner avec elles.” La Baleine tatouée, Witi Ihimaera
« Peut-on assurer un monde qui s’effondre ? »
C’est le point de départ d’une réflexion menée par l’agence sinonvirgule l’an passé, soutenue par la Maif, la Macif et la Caisse des Dépôts, donc pas vraiment un exercice de Mickeys.
Un des principes de base de l’assurance, c’est le collectif : chacun paie (un peu) pour permettre d’aider (beaucoup) quelques-uns lors de situations de crise. Mais que devient ce principe de solidarité quand les crises se généralisent ?
Les auteurs explorent “l'effondrement des régimes assurantiels” lié à trois facteurs principaux : la difficulté croissante à modéliser le risque (coucou la pandémie), l’explosion des coûts et la complexité logistique de gérer des sinistres “hors cadre” (coucou l’ouragan Katrina).
Repenser l’assurance, c’est revoir notre relation au monde. Dans un monde plus incertain, où les aléas vont se multiplier et leurs impacts exploser, notre sentiment même d’assurance - en gros être bien avec soi et les autres, se sentir en sécurité et avoir confiance en l’avenir - va clairement ramasser.
“Notre conception du risque et la production de la confiance par des institutions d’assurance est relativement inédite dans l’histoire des organisations humaines. Elles sont propres à une forme de modernité occidentale (…). Dans le cadre d’un effondrement, il est donc légitime de s’attendre à des reconfigurations assurantielles radicales.”
Les auteurs proposent de nouveaux rôles pour les acteurs de l’assurance, comme la prévention et l’adaptation en amont de la survenance des sinistres. Ils explorent enfin de nouveaux modes de fonctionnement, volontairement en rupture avec l’existant : des alliances avec les pouvoirs publics sur des secteurs/territoires clé comme l’agriculture ou les zones littorales, l’émergence d’assurances non monétaires (au lieu d’indemniser on apporte de l’aide en compétences, en ressources…) voire “marxistes”, c’est à dire protégeant les plus démunis.
“Les personnes les plus aisées étant celles qui émettent le plus de gaz à effet de serre (et accentuent donc le plus le risque), elles s’inscrivent aussi dans une logique bien connue de l’assurance : faire payer davantage les comportements non vertueux.”
Le rapport, accessible gratuitement, est bien dense (150 pages !) mais vaut le temps passé.
Trois questions à… Laurent Reynaud : le dispositif Nivalliance des domaines skiables, « une assurance de communistes »
Cas pratique ! Alors que le rapport de sinonvirgule ci-dessus évoque des pistes d’adaptation et de prévention, on s’est intéressés à un dispositif innovant en son temps : il s’agit de Nivalliance, un système d’aides financières entre stations de ski permettant d’aider les plus en difficulté lors d’années de faible enneigement. On a posé trois questions à son sujet à Laurent Reynaud, délégué général de DSF (Domaines Skiables de France).
Quelle est la genèse de Nivalliance, et son fonctionnement?
Le dispositif n'a quasiment pas changé depuis ses débuts en 2001, il aura bientôt 25 ans. Il a été mis en place par DSF (qui s’appelait à l’époque SNTF, pour Syndicat National des Téléphériques de France), dont chaque membre doit obligatoirement signer la police et verser une prime au prorata de son chiffre d’affaires. Ceux qui refusent de s'en acquitter - pour de bonnes ou de mauvaises raisons, j'ai quelques exemples en tête - sont radiés l'année suivante. DSF souscrit la police d’assurance, gère la collecte auprès des exploitants, et c’est aussi nous qui versons la prime aux bénéficiaires [3,7M€ cette année, ndlr]. On arrive par ailleurs à la dernière des 5 années du contrat actuel et on le renouvelle cette année.
Nivalliance est financé par les très grands au bénéfice des moyens et des petits, et ça ne créée pas de polémique. Les gros paient, les petits touchent.
La suite (et ce qu’on en pense) à lire sur notre blog : « 3 questions à Laurent Reynaud, Délégué Général de DSF ».
[LIVRE] « Et Vous Passerez Comme Des Vents Fous » de Clara Arnaud : Un roman puissant, poétique et éthologique nous invitant à questionner la place de l’humain au cœur du vivant, notre rapport au temps, au jugement, à l’écoute, à l’émerveillement… Un voyage dans les pentes à la fois hostiles et magnétiques des Pyrénées, à l’affut d’un ours qui nous fait parcourir l’histoire d’un pays, d’un homme, d’une femme, dans leur profondeur. #inspiration #sensible
[LIVRE] Puisqu’on est dans les récits puissants et les ursidés, comment ne pas re-recommander le très inspirant « Croire aux Fauves » de Nastassja Martin (interviewée dans Les Passeurs #1), qui raconte son expérience traumatisante et transformatrice après avoir été attaquée par un ours en Sibérie. L’incident la pousse à examiner des questions de transformation personnelle et à interroger la manière dont elle réconcilie les mondes humain et animal dans son propre parcours de guérison et de compréhension de soi.
[TALK] Humans as keystone species, une présentation de Lyla June qui explore le concept des humains en tant qu’espèce « clé de voûte » dans la gestion des écosystèmes, en soulignant notre potentiel à restaurer les paysages naturels à travers des pratiques de gestion biorégionales. Elle rappelle la manière dont certains peuples autochtones, grâce à leurs connaissances traditionnelles, ont maintenu des relations équilibrées avec leur environnement, favorisant la biodiversité. Lyla June encourage un retour à notre « véritable identité » de gardiens de la Terre, en promouvant des pratiques de régénération pour vivre en harmonie avec la nature.
[VIDEO] Le saviez-vous ? Dans le sud des Alpes, les Escartons avaient fondé leur mode de vie sur l'entraide et la solidarité et ont négocié leur indépendance avec le dauphin Humbert II en 1343. Cette forme de fédération des villages montagnards a perduré pendant plus de 400 ans et imprègne encore l’identité locale.
[LIVRE] Chaudun la montagne blessée, de Luc Bronner est un livre magnifique et éclairant sur la vie d’un village de montagne vendu aux Eaux et Forêts à la demande des habitants à la fin du 19ème siècle. L’excipit est édifiant « L'homme n'aura été qu'un passager clandestin, brutal et inconscient, si éphémère à l’échelle des roches et des pics. Les habitants ont sans doute trahi l'héritage de leurs ancêtres ; mais ils ont ainsi laissé un legs extraordinaire à leurs descendants. Chaudun raconte notre passé, et notre futur probablement. »
En montagne comme ailleurs, les écarts se creusent : les zones suraménagées côtoient les espaces sanctuarisés, des territoires et des acteurs s’enrichissent quand d’autres souffrent, les lits vides sont légion alors que l’on manque de logements, les chiens gardent les troupeaux d’un nombre croissant à la fois de loups et de randonneurs… Plus que jamais nous devons repenser nos manières d’habiter et de partager ces espaces, entre humains et avec le reste du Vivant.
Entre humains, déjà. Les tensions sur certains territoires, l’émergence de mouvement citoyens locaux, de nouvelles expérimentations de gouvernance, mais aussi le retour à l’histoire (les Escartons, la traditions des communs) nous rappellent que seul le collectif permet d’envisager une vie pérenne en montagne, et qu’il va être mis à (encore plus) rude épreuve dans les années à venir. Chez les Passeurs, on est convaincu que la priorité est d’apprendre à nous écouter de nouveau, pour de vrai, avec empathie et envie de faire ensemble, de débattre pour ne pas se battre.
Notre deuxième conviction, c’est que le non humain doit être à la table des échanges car “nous vivons dans la respiration des arbres”. En plus de développer notre empathie, nous devons imaginer les dispositifs qui lui donneront une parole et un poids. C’est bien la fameuse diplomatie du vivant chère à Baptiste Morizot que nous devons faire exister dans nos contrats sociaux.
« Changer la manière dont on perçoit la terre animée autour de nous et dont on en parle, c’est profondément politique. »
David Abram
Le Topo des Passeurs
En 2020, nous avons créé les Passeurs afin de réfléchir et parler de l’avenir des montagnes dans un contexte de défis environnementaux et sociaux. Depuis, les membres du collectif font une veille assidue sur ce qui est publié et ce qui se raconte autour de ces sujets.
En plus de la Veillée, dont l’objet est de vous partager un florilège des articles, vidéos ou podcasts qui nous ont plu, qui nous ont fait réagir, nous partageons aussi des newsletters thématiques : c’est Le Topo Des Passeurs.
Et en attendant la prochaine Veillée ou le prochain Topo, n’hésitez pas à vous abonner si ce n’est pas déjà fait, à consulter nos anciens articles, et à partager cette newsletter si le contenu vous a plu.
Nous avons toujours quelques exemplaires papier du numéro #2 des Passeurs pour celles et ceux qui n’ont pas le leur ! Et le #1 en version numérique.
Les Passeurs
Excellent travail, notamment la réflexion "changement climatique x assurance". Nos montagnes en savent quelque chose et, sans doute, le défaut d'assurance sera un des leviers (brutaux) du changement dans les Alpes.