Avenir des montagnes : la Veillée des Passeurs (septembre 2024)
L'actu « chaude » dans les montagnes.
Nous accusons un petit retard depuis la newsletter de mai dernier. Honnêtement, avec les événements politiques du mois de juin, nous avions perdu à la fois le fil de l’actualité en montagne et, on ne va pas se le cacher, une forme d’envie et de motivation. La coupure estivale a fait du bien et nous a permis de nous ressourcer - en montagne. Nous voici donc de retour pour la rentrée.
Si vous débarquez, vous êtes chez Les Passeurs, un collectif de passionné·es dédié aux réflexions sur l’avenir des régions de montagne. Et vous êtes ici dans la Veillée, une sélection « relativement régulière » de contenus qui nous ont fait de l’oeil et qui valent le détour. Prenez votre temps pour les déguster, rien ne presse.
La Bérarde, deux mois après
Un peu plus de deux mois après les terribles laves torrentielles qui ont touché et presque rayé de la carte le hameau de la Bérarde, en Oisans, le 21 juin dernier, la route est toujours fermée et il faudra surement encore trois mois de travaux pour la ré-ouvrir, comme le relate Franceinfo. Seuls les riverains peuvent accéder au hameau via une piste, avec une autorisation spécifique. Cela nous rappelle la fameuse « route de secours » pour rallier La Grave après l’effondrement du tunnel du Chambon en 2015...
Des images récentes du hameau ont été publiées par FranceBleu, un journaliste s’étant rendu sur les lieux en compagnie du maire. Le coeur du hameau a été en partie nettoyé, et les travaux continuent pour sécuriser le torrent. De nombreuses habitations sont encore recouvertes de pierres et de terre, et une vingtaine de véhicules n’ont pas été retrouvés.

France3 Auvergne-Rhône-Alpes a également visité les lieux avec le maire début septembre. La situation de la Bérarde a inspiré une réflexion utopique à Vincent Martin, de l’association Alpes Là, qui a été publiée chez Montagnes Magazine : « Imaginons… la vallée du Vénéon sans voiture ».
En Suisse, les cantons du Valais et du Tessin ont été touchés par des intempéries sévères en juin et début juillet, avec des inondations et des laves torrentielles qui ont fait plusieurs victimes. Le Haut Val de Bagnes, en Valais, est resté coupé du monde pendant l’été, la route ayant réouvert début septembre avec un « pont fusible », qui sautera si une nouvelle lave torrentielle a lieu.
Au Népal, près de l’Everest, c’est le village de sherpas de Thame qui a été touché mi-août par une coulée de boue due à la vidange d’un lac glaciaire, un événement rapporté par Reporterre.
Jeux Olympiques (eh oui)
Nous n’avons pas vraiment eu le temps de parler des JO (excepté quelques liens dans la newsletter de mars), que ce soit ceux de Paris, ceux de 2030 dans les « Alpes françaises » ou du principe des JO en général, bien que ce soit un sujet de discussion récurrent dans l’équipe. Heureusement, il y a des gens bien plus qualifiés et légitimes pour en parler, comme le professeur Martin Müller de l’Université de Lausanne. Il a été récemment interrogé par Maxime Thuillez de l’excellente chaîne Greenletter Club, et plutôt deux fois qu’une, la première sur les JO en général et leur évolution, la seconde sur les JO de Paris et les enjeux environnementaux :
- #121 - Jeux olympiques : peuvent-ils disparaître ?
- #122 - Paris 2024 : des Jeux (vraiment) écolos ?
Et si vous n’avez pas encore fait une overdose de ce sujet, nous vous recommandons cette enquête de la Cellule investigation de Radio France, avec des vrais morceaux de Guillaume Desmurs et d’Antoine Pin (un Passeur engagé chez Protect Our Winters France).
[À VOIR] « Chaudun, les déshérités de la nature »
À la fin du XIXème siècle, les habitant·es du village de Chaudun, dans les Hautes-Alpes, ont insisté auprès de l’État français pour qu’il rachète leurs terres afin qu’ils puissent partir faire leur vie ailleurs, celle-ci étant devenue trop difficile dans ce vallon encaissé et surpâturé. Inspiré par le superbe essai « Chaudun, la montagne blessée » du journaliste Luc Bronner (à lire !), le documentaire de François Prodromides met des images sur cette histoire douloureuse et fait intervenir des chercheur·es spécialisé·es sur les relations entre humain·es et environnement. Visible gratuitement jusqu’au 11 novembre sur le site d’Arte.
Fraîcheur de cordée
Coralie Havas et Morgane Chiapasco sont les co-rédactrices en chef de « Premières de cordée », un projet de fin d’études sous la forme d’un magazine en ligne dédié aux femmes et à leur place dans « l’univers outdoor ». Il contient ainsi des interviews, des reportages, des analyses… On vous recommande fortement. Et il se pourrait qu’il y ait une suite à ce projet ! En guise de teaser, un extrait de l’interview de la première femme secouriste CRS Montagne, Marion Poitevin :
« Je suis persuadée que l'écoféminisme, c'est la solution. Il y a un lien entre l'écologie et les droits des femmes. L’écologie, je m’y suis plongée à l’arrivée des bébés [Marion a deux enfants, ndlr]. J’ai arrêté de considérer mon terrain de jeu, les montagnes, et surtout la haute montagne, comme un gymnase me permettant de montrer au monde entier de quoi j'étais capable. »
Plaisirs coupables
Quand les températures sont élevées en été, et elles vont l’être de plus en plus, vous aimez vous baigner dans les lacs et rivières de montagne ? Eh bien, ce n’est pas bien : ce sont des écosystèmes sensibles et fragiles, pas seulement à la baignade mais au simple fait de se tremper les pieds. En plus du piétinement et de la perturbation des espèces aux abords des lacs, le fait de rendre l’eau trouble perturbe les végétaux, et nous risquons d’apporter des éléments extérieurs. Un article du Parc National des Ecrins synthétisait cela en 2023 : « Lacs de montagne : attention, fragile ». Plus évident mais à éviter aussi : faire sa vaisselle ou amener canoë/paddle/etc. (au passage, nous avons hâte de voir le futur film d’un des Passeurs, Thibault Liebenguth, sur l’éthique de la pêche dans les lacs de montagne).

Cet été, c’est le Parc National de la Vanoise qui a également publié un article sur le sujet. Il semblerait que la baignade mais aussi le bivouac près des lacs de montagne soient en augmentation, en particulier depuis la pandémie de Covid, avec des pratiques pas toujours respectueuses de ces milieux sensibles (barbecues…). Cela ressort aussi de l’interview d’Océane Pasquet, conservatrice au Parc National des Pyrénées, pour qui « les lacs de montagne ne sont pas des stations balnéaires d'altitude » :
« Sur la baignade, il n'y a pas de réglementation car c'est un phénomène nouveau. L'eau était plus froide avant et il y avait moins de monde. »
Au cas par cas, de plus en plus d’espaces choisissent de règlementer la baignade et/ou le bivouac, comme dans la Réserve naturelle des Contamines-Montjoie durant la période estivale, et dans la vallée de Chamonix/Mont-Blanc, avec des interdictions ou des systèmes de réservations et un nombre de places limité. Dans la Réserve naturelle de Chartreuse, cela fait plusieurs années que le bivouac est interdit durant les deux mois d’été.

Le paradoxe de ces pratiques outdoor - vouloir profiter de la nature tout en ayant un impact négatif sur elle - est soulevé dans un article de Reporterre : « Le bivouac à l’épreuve de sa popularité ». Les lecteur·rices ont également donné leurs trucs pour dormir dans la nature de la manière la plus écolo possible.
Fernand, 74 ans : « La seule trace que je laisse est l’herbe couchée à l’emplacement de la tente. »
Quelles solutions dans un contexte de climat qui se réchauffe, où la fraîcheur des montagnes risque d’attirer de plus en plus en période estivale ? Il semble difficile d’échapper à de la règlementation durant les périodes actuellement sur-fréquentées, afin de protéger ces écosystèmes fragiles. Concernant la baignade, une autre piste est à l’étude, notamment à Chamrousse : utiliser les retenues collinaires, comme le rapporte un article du Figaro. Ces dernières n’ont cependant pas été conçues pour la baignade ou la pêche et nécessitent une certaine sécurisation pour que des activités y soient autorisées.
Mais la règlementation ne fait pas tout, elle doit s’intégrer dans une réflexion plus systémique. C’est ce qui ressort d’un guide publié par le Réseau des Grands Sites de France, qui a de l’expérience en la matière. Le document décrit ainsi :
« 10 champs d’action potentiels, ni exhaustifs, ni exclusifs, mais interdépendants en fonction du projet de territoire auquel ils doivent être intégrés. »
Ils sont présentés sur la figure suivante :

On voit bien que la règlementation sur un ou plusieurs lieux, bien que nécessaire, doit faire partie d’un ensemble de mesures réfléchies et cohérentes à l’échelle du territoire afin de gérer les pratiques et organiser les flux dans le temps et l’espace.
Enfin, sur ces enjeux de gestion des flux touristiques, nous ne pouvons que trop vous recommander le podcast de la CIPRA et du réseau Alliance dans les Alpes : « SpeciAlps : orienter les flux touristiques, sauvegarder l’expérience de la nature ».
Démocratiser vraiment
Un bel article de France 3 Bretagne : « "À la montagne, je ne vois pas la mixité", ces Rennais veulent démocratiser l'accès à la randonnée à toutes les communautés ».
L’article relate l’expérience de Zakaria et Sophia Hamdani, organisateur et organisatrice de voyages en itinérance en montagne à destination de personnes qui n’y sont pas habituées, notamment des personnes issues de l’immigration. Ces aventures et les entretiens effectués avec les participant·es sont réunis dans leur ouvrage, « Une autre histoire de voyage ».
Au revoir la Grande Motte
À Tignes, des projections ont été réalisées pour simuler l’évolution de la fonte du glacier à court terme. Elles intègrent une nouvelle méthode par rapport aux précédentes qui avaient été faites il y a quatre ans, et donnent des résultats plus pessimistes : il n’y aura bientôt plus de continuité avec la partie sommitale. Cela a été présenté lors d’une des conférences des Forums de la montagne durable par Jordan Ré, chargé de projets transverses à la mairie de Tignes.
Il est d’abord revenu sur la période passée : entre 1982 et 2019, le glacier de la Grande Motte a perdu 30% de sa superficie et 70% de son volume… Et cela va s’accélérer. L’extrait ci-dessous montre le glacier en 2023 et la projection de fonte pour 2033 : il y aura un point de bascule de la fonte au cours de la décennie à venir, avec l’apparition de nombreux verrous rocheux. À cette échéance, il est projeté une diminution de 85% de la surface et 97% du volume par rapport à 1982.

Ces résultats sont surement conservateurs, car ils ne tiennent pas compte de de l’effet accélérateur de « l’archipélisation » de la glace. La fin de l’exploitation du glacier est donc très proche, encore plus proche que ce qui avait été anticipé précédemment. Jordan Ré décrit ensuite les nombreux risques glaciaires et problèmes d’exploitation. En particulier, un lac glaciaire s’est formé en 2019, et il avait triplé de surface en 2022. Des travaux de siphonnage sont en cours afin d’éviter une vidange brutale qui pourrait avoir des conséquences désastreuses, comme le rapporte France Bleu. C’est cependant une solution provisoire, et il faudra probablement creuser une galerie dans la glace pour le vidanger définitivement.
Tout ceci arrive dans un contexte de changement local. La nouvelle mairie avait lancé en 2023 une concertation au titre explicite, « Imaginons Tignes 2050 », avec le grand public et les professionnels. Ces échanges et réflexions ont été organisés dans le contexte de la fin de la Délégation de Service Public (DSP) de la Compagnie des Alpes, dans deux ans. L’objectif était d’orienter les décisions (les résultats de la concertation sont accessibles ici). L’annonce est tombée fin août : à la fin de la DSP en 2026, la municipalité reprendra la gestion via une Société publique locale (SPL) créée conjointement avec Saint-Foy-Tarentaise (les trois heures de la réunion d’annonce sont disponibles sur Youtube).
Également, et notamment face aux nouvelles données concernant l’évolution du glacier, la mairie a développé une stratégie d’adaptation présentée lors d’une réunion en mars dernier (replay disponible aussi sur Youtube). Tout d’abord, la municipalité reconnait le besoin de faire le deuil du glacier et du paysage de la Grande Motte.
« On va perdre un patrimoine, il faut en parler. » Olivier Duch, premier adjoint au maire de Tignes
La stratégie a été pensée dans l’idée de « limiter les impacts environnementaux des solutions proposées » en raison de l’évolution des « considérations sociétales » : la présentation liste notamment les tensions à la Grave et à la Clusaz, ainsi que la protection « forte » des glaciers annoncée en 2023.
Nous vous recommandons la présentation complète si vous souhaitez avoir le détail de la stratégie, mais voici notre résumé :
Secteur du glacier : pas d’aménagements et du « ski à l’opportunisme » au cours des prochaines années, c’est-à-dire si les conditions le permettent, puis démontage des installations restantes dans une dizaine d’années, excepté le téléphérique pour amener de la clientèle contemplative ;
Repli du ski sur le secteur situé sous et en dehors du domaine glaciaire, notamment pour les lancements de saison, renforcement de l’enneigement sur cette zone (canons et « snowfarming » pour la double M) ;
Changement de calendrier pour la pratique du ski, recentré sur l’automne (dès octobre si possible pour le ski de haut niveau, fin novembre pour le grand public), l’hiver et le printemps (jusqu’en mai pour le haut niveau) ;
Développement d’Altitudes Expériences, des activités accessibles à l’année au Panoramic à 3000 m et au sommet du téléphérique, avec trois axes : « pédagogique » (sensibilisation aux enjeux environnementaux, géotourisme), « contemplatif » (panoramas, lecture de paysages glaciaires) et « sensationnel » (téléphérique avec toit terrasse, passerelle et pont de singe, belvédère suspendu, etc.).
Les deux extraits de la présentation ci-dessous montrent l’évolution du secteur sur les 10 prochaines années, puis après 10 ans :

Qu’en penser ? Il est encore tôt, mais c’est de bon augure, à la fois pour le fait de regarder les choses en face, de se poser les bonnes questions et d’impliquer les citoyen·nes et les concerné·es. On est loin de l’époque du projet de ski-dôme, et c’est tant mieux, mais on est aussi loin de remettre en question les paradigmes du ski et du tourisme : les sports d’hiver restent un axe structurant, et ça continue de construire à tout-va là-haut, comme le rapportait Le Monde l’an dernier dans un beau reportage. De plus, l’une des conférences des Forums de la montagne durable présentait l’empreinte carbone de la station : il y a encore beaucoup de travail…

Des nouvelles de Métabief
À l’opposé de Tignes, qui est suffisamment élevée pour concevoir le ski pendant encore un certain temps, certains sont déjà en plein dans le « dur » de la transition climatique. Le Syndicat Mixte du Mont d’Or (SMMO), qui gère la station de Métabief, a annoncé la fermeture du secteur de Piquemiette, c’est-à-dire de trois télésièges, deux téléskis et une dizaine de pistes, représentant environ 30% du domaine.
La nouvelle a été accueillie difficilement par les socio-professionnels travaillant à cet endroit, où il y a un parking et un petit front de neige apprécié des skieur·es venant notamment de la Suisse voisine. Le directeur du SMMO, Philippe Alpy, a justifié cette décision par les importantes difficultés économiques des dernières saisons liées au Covid, à la crise énergétique et à la succession d’hivers peu enneigés.

Si vous n’aviez pas suivi ce qu’il se passe à Métabief ces dernières années, en résumé, la station est la première à avoir anticipé sa fermeture future en raison du changement climatique, à horizon 2030/2035, et à mettre en place un plan de transition. Nous avions interviewé le directeur précédent du SMMO et un des architectes de ce plan, Olivier Erard, dans le premier numéro des Passeurs, sorti en 2020 (un objet devenu collector mais toujours disponible en numérique). Vous pouvez également trouver une analyse dans La Relève et La Peste rédigée par l’un des Passeurs, Loïc Giaccone.
Et dès le mois d’octobre, vous pourrez lire le récit détaillé de cette aventure par l’un des protagonistes principaux puisque Olivier publie un livre dédié chez les Éditions Inverse, au titre évocateur et clin d’oeil : « Le Passeur ».
Dans un post Linkedin, il a défendu la décision « responsable et courageuse » du syndicat de fermer le secteur de Piquemiette, la remettant dans le contexte de la situation difficile de la station et rappelant tout ce qui est fait en parallèle pour l’avenir de celle-ci afin de gérer la fin inéluctable du ski alpin dans le Haut-Doubs.
Plein de choses encore
L’ami Séverin Duc vient de publier son livre « Les Alpes du futur » aux Éditions Inverse, avec comme idée d’analyser le futur possible de ces régions au prisme de leur histoire, comme il avait commencé (et continue) à le faire dans sa newsletter (hautement recommandée).
Nous vous en avions déjà parlé mais on en remet une couche : la Fresque de la Montagne est vraiment un bel outil pour comprendre le changement climatique en montagne ; deux des créatrices, Maëlys Bernot et Gwladys Mathieu, racontent cette expérience de médiation scientifique pour Echosciences Grenoble.
Le glaciologue Jean-Baptiste Bosson travaille sur les écosystèmes se développant là où les glaciers reculent. Nous l’avions interviewé au printemps 2023, dans le cadre de notre « Topo » sur la biodiversité (rattrapage fortement recommandé si vous avez raté ça). Il vient de lancer une association adossée à un collectif citoyen, « marge sauvage », dans le but de continuer le développement du projet de protection écosystèmes glaciaires et post-glaciaires, Ice&Life, et d’organiser le festival Agir pour les Glaciers, dont la première édition est prévue en mars 2025. En attendant, si vous êtes du côté de la Savoie, vous pourrez le retrouver fin septembre au festival Livres en Marches, accompagné notamment de la glaciologue Heïdi Sevestre.
Et voilà, « c’est tout » pour cette Veillée.
D’ici la prochaine, n’hésitez pas à vous abonner si ce n’est pas déjà fait, à consulter nos anciens articles, et à partager si le contenu vous a plu.
Nous avons toujours quelques exemplaires papier du numéro #2 des Passeurs pour celles et ceux qui n’ont pas le leur ! Et le #1 en version numérique.
Les Passeurs
On attend toujours avec impatience la lettre des Passeurs et on la lit toujours avec plaisir !